(Note : Le texte qui suit est une synthèse et une adaptation d’un travail de recherche universitaire mené par Cécile Fonrouge (Branche Barennes), Maître de Conférences à l’Université de Paris-Est. Son étude, intitulée « LE RECOURS A UN MANDATAIRE QUASI EXTERNE : JEAN BARENNES (1887-1934), GENDRE D’EDOUARD BARDINET (1866-1936) – BARDINET S.A. DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES », fut présentée lors des Journées d’Histoire de la Comptabilité et du Management en 2010. Ce travail académique offre un éclairage exceptionnel sur un moment clé de l’histoire de l’entreprise et de notre famille, et nous le remercions pour cette analyse approfondie.)
Au sein de la grande saga des Bardinet, l’histoire de certains personnages clés illustre les moments charnières de l’entreprise. Mon arrière-grand-père, Jean Barennes (1887-1934), fut l’un d’eux. Mari de Michèle Bardinet, la fille aînée d’Edouard, et père de mon grand-père François Barennes, il incarne une période fascinante où un homme de lettres et d’histoire fut appelé par son beau-père à prendre part à une grande aventure industrielle, la menant à travers l’une des plus graves crises de son temps.

Un Recrutement Stratégique
En 1912, mon arrière-grand-père Edouard Bardinet, alors à la tête de l’entreprise florissante, se préoccupe de sa succession. Son fils aîné, Robert, est encore très jeune (il décédera des suites de la Première Guerre mondiale en 1918) et son second fils, Patrick, n’a que 14 ans. Edouard cherche alors un « mandataire quasi externe », un homme de confiance pour le seconder et, à terme, prendre la relève. C’est sur son gendre, Jean Barennes, que son choix se porte.
Pourtant, Jean Barennes n’était pas un homme d’affaires. Archiviste paléographe, diplômé de la prestigieuse École des Chartes, il se destinait à une carrière intellectuelle. La proposition de son beau-père représente un tournant radical, comme il l’écrit lui-même dans une lettre à son propre père le 17 septembre 1912 : « En cas de décès de mon beau-père, sa femme serait à la tête de l’usine. Il lui faudrait quelqu’un de sûr pour être son mandataire… Il dit m’a observé et m’a qualifié de bon administrateur… Il m’a demandé si je ne voulais pas lui permettre de compter sur moi pour lui succéder. »
Face à la perspective d’une « vie très modeste » d’archiviste et au « sacrifice » demandé par son beau-père, il accepte de relever le défi et d’entrer dans le négoce familial.
L’Homme de la Crise
Jean Barennes arrive à un poste de direction à une période cruciale. Il sera aux commandes de « l’usine » durant l’une des plus grandes épreuves traversées par la société : la crise du rhum de 1929-1931. Suite à la faillite de la Compagnie Générale du Rhum (CGR) dans laquelle Bardinet était fortement engagée, l’entreprise subit des pertes colossales de près de deux millions de francs en 1930-1931.
Son journal personnel, précieusement conservé, témoigne des inquiétudes de cette période :
1er Janvier1931 : « Je me préoccupe de la situation économique générale et de nos propres affaires rendues difficiles par la constitution de gros stocks de rhum. […] Nous pouvons redouter de sérieuses secousses financières. Des mesures générales d’économie sont tout à fait nécessaires. »
1er janvier 1932 : « Notre participation dans un consortium rhummier a eu en effet les plus fâcheux résultats […]. Nos pertes ont été considérables. »
Pourtant, grâce à une « saine gestion » et une « force commerciale restée intacte », Edouard Bardinet et Jean Barennes parviennent à redresser la barre. Contrairement à de nombreuses autres maisons, Bardinet sortira indemne de la crise et renforcera même sa position de leader sur le marché.
Un Double Héritage : Le Négociant et l’Historien
Malgré son immersion totale dans le monde des affaires, mon arrière-grand-père n’a jamais renoncé à sa passion d’historien. Entre 1912 et sa mort prématurée en 1934, il publia pas moins de neuf textes, livres et articles dans des revues historiques prestigieuses.
Plus encore, son mariage avec Michèle Bardinet représentait une alliance stratégique. Par sa grand-mère, Sophie Dubos née Bethmann, Jean Barennes liait la jeune dynastie industrielle des Bardinet à l’une des plus anciennes et puissantes familles du négoce bordelais, apportant à l’entreprise un « capital social » et une notabilité considérables. Son rôle de magistrat au tribunal de commerce ancre encore plus la famille dans les institutions bordelaises.

Conclusion
Bien que son passage dans l’entreprise n’ait duré que 22 ans, le rôle de Jean Barennes fut déterminant. Homme de confiance choisi pour assurer la transition, il fut aussi l’homme providentiel qui aida l’entreprise à surmonter une crise existentielle. Son histoire, celle de l’homme qui fut le père de mon grand-père, illustre parfaitement la complexité, les défis et les stratégies d’une saga familiale et industrielle.