Manifeste de ma collection : « Derrière le sourire de Negrita : Ce que raconte une icône »

Derrière le sourire de Negrita : Ce que raconte une icône

Le nom de Bardinet n’est pas pour moi celui d’une simple marque trouvée au hasard des brocantes. C’est le nom de mon arrière-arrière-grand-père, Edouard, qui succéda à son père Paul, le fondateur. C’est une histoire de famille, une présence dans les récits de mon grand-père (que je n’ai jamais eu le plaisir de connaitre), François Barennes, et de mon oncle Dominique qui y consacrèrent leur carrière. C’est une histoire devenue concrètement la mienne lorsque, adolescent, j’ai hérité des parts de la société qui appartenaient à mon arrière-grand-mère, Michèle Barennes. j’ai alors commencé a arpenter les brocantes et autres greniers familiaux.

Cet héritage a été le point de départ d’une quête personnelle, presque une enquête. Celle de retrouver, objet par objet, les traces de cette aventure industrielle et familiale. C’est précisément parce que cette histoire est la mienne que j’ai ressenti le besoin de la comprendre dans toute sa complexité, au-delà des anecdotes. mon apétence pour les arts graphiques appliqués aux sujets de consommation a fait le reste.

Explorer la collection Bardinet, c’est donc me confronter à un héritage : celui d’une réussite formidable, mais aussi celui d’une époque, la France coloniale, avec les représentations qui lui sont propres. Cet article est le fruit de cette démarche intime : regarder derrière le sourire de l’icône pour comprendre ce qu’elle raconte de mon histoire, et par extension, de la nôtre.

 

L’Héritage d’une Intuition (1857-1914)

En plongeant dans les archives, l’histoire de mon trisaïeul, Paul Bardinet, se dessine. En 1857, à Limoges, ce liquoriste de génie a une intuition qui va tout changer. Il s’intéresse au « tafia », cet alcool de canne brut qui arrive des colonies, et que personne ne valorise vraiment. Il imagine de l’élever en fûts de chêne, comme les grandes eaux-de-vie. Il invente non pas le rhum, mais l’art de le rendre noble.

Le succès est rapide et impose une décision stratégique : quitter Limoges pour s’installer à Bordeaux en 1895. Se rapprocher du port, c’est se rapprocher de la matière première des Antilles, mais aussi s’immerger dans une culture de l’excellence, celle des grands vins. C’est dans ce contexte foisonnant que l’histoire de l’entreprise croise la grande Histoire de France. En 1886, l’icône « Negrita » est née, puisant son inspiration dans l’imaginaire d’une IIIe République en pleine expansion coloniale, fascinée par un exotisme qui fait rêver… et vendre.

L’Âge d’Or de l’Icône : Une Saga Familiale et Française (1920-1970)

Sous l’impulsion de mon arrière-grand-père, Edouard, puis des générations suivantes, la marque devient un phénomène national. Le génie de la famille fut aussi de s’entourer des meilleurs artistes publicitaires. Dans l’effervescence des Années Folles, Max Camis donne à l’icône ses lettres de noblesse Art Déco. Après-guerre, l’affichiste Bernard Villemot la réinvente, avec des couleurs vives et un style épuré qui incarne l’optimisme des Trente Glorieuses.

Chaque objet que j’ai pu retrouver – du cendrier au pichet, de la plaque émaillée au buvard d’écolier – raconte cette période d’âge d’or. La marque s’est installée au cœur du quotidien des Français, devenant une présence familière, un symbole de convivialité et de la culture populaire qui a marqué mon grand-père et mon oncle dans leur travail au sein de l’entreprise.

Regarder l’Histoire en Face : Contexte et Responsabilité

Comprendre mon héritage m’imposait de ne pas m’arrêter à l’image d’Épinal d’une réussite familiale. Il me fallait regarder l’icône Negrita avec les outils de l’historien et la lucidité d’aujourd’hui.

Il est impossible de dissocier cette imagerie du contexte colonial qui l’a vue naître. Les travaux d’historiens comme ceux du groupe de recherche ACHAC (Pascal Blanchard, Nicolas Bancel) sont ici éclairants. Ils montrent comment la publicité de cette époque a forgé et diffusé des stéréotypes, comme celui de la « doudou » : une figure féminine souriante, exotique et dévouée, qui offre une vision pacifiée et enchantée des colonies.

Il ne s’agit pas de juger mes ancêtres avec nos yeux d’aujourd’hui. Ils étaient des hommes de leur temps, des entrepreneurs audacieux qui utilisaient les codes de leur époque. Mais il s’agit de reconnaître que leur succès s’est aussi construit dans ce cadre – celui de la France coloniale – dont les représentations nous interrogent légitimement aujourd’hui.


Un Héritage à Transmettre

Alors, que faire de cet héritage complexe ?

Ce serait une erreur de ne voir en Bardinet qu’un symbole de l’imagerie coloniale, tout comme il serait une erreur d’ignorer cette dimension. La vérité est dans la nuance.

Mon rôle, en tant que descendant et collectionneur, n’est pas d’être un juge, mais un passeur de mémoire. Ma responsabilité est de présenter cette histoire dans toutes ses dimensions : célébrer le génie entrepreneurial et l’innovation de mes aïeux, admirer le talent des artistes qui ont accompagné la marque, et fournir les clés pour comprendre le contexte historique qui a rendu cette icône possible.

Cette collection n’est donc pas un sanctuaire glorifiant un passé idéalisé, mais un lieu de dialogue. Un espace pour montrer, expliquer et comprendre. C’est, je crois, le plus grand hommage que je puisse rendre à l’histoire de ma famille.

Affiches

« L’affiche est le support « noble » de la communication publicitaire, là où la marque se fait art. Pour Bardinet, c’est le principal vecteur de construction de son image à grande échelle. L’étude des affiches Negrita permet de suivre l’évolution des courants artistiques du XXe siècle : des illustrations détaillées de la Belle Époque au style épuré de l’Art Déco, jusqu’au modernisme coloré de l’après-guerre. C’est le lieu d’expression privilégié des grands artistes comme Max Camis ou Bernard Villemot, qui ont chacun à leur tour défini et modernisé l’icône. Chaque affiche est une œuvre qui témoigne à la fois d’une stratégie commerciale et d’une ambition esthétique. »

 


 

Boites et caisses

« Ces objets racontent l’histoire logistique et commerciale de la marque. Les caisses en bois, souvent marquées au pochoir, témoignent d’une époque où le transport se faisait en vrac et où la robustesse primait. Elles étaient la publicité de l’entrepôt et de l’arrière-boutique.

Les boîtes en carton imprimé ou métal, plus récentes, montrent l’évolution vers le conditionnement individuel et un packaging plus sophistiqué, devenant un support de communication à part entière sur le lieu de vente. Elles illustrent le passage d’une logique de distribution à une logique de marketing de consommation. »

 


Bouteilles

« La bouteille est le support premier, le « visage » du produit. Son étude est fondamentale. L’évolution des bouteilles Bardinet raconte une histoire industrielle et marketing complète. Les premières bouteilles, souvent en verre sombre et épais, parfois avec le nom moulé dans le verre, témoignent d’une production plus ancienne. L’étiquette, quant à elle, est une véritable carte d’identité qui évolue avec le temps : la typographie, la qualité du papier, les mentions légales (degré d’alcool, contenance), et surtout, la représentation de l’icône Negrita. En observant la succession des étiquettes, on peut suivre la modernisation du dessin, son adaptation aux modes graphiques et la manière dont le discours de la marque (ex: « Vieux rhum », « Grand rhum ambré ») a évolué pour répondre aux attentes des consommateurs. »

 


Buvards

« Le buvard est sans doute l’un des supports les plus fascinants et les plus révélateurs d’une époque publicitaire révolue. Distribués gratuitement aux écoliers, ils permettaient aux marques de s’inviter au cœur de la salle de classe et de toucher un public très large. Bien que la publicité pour l’alcool fût réglementée, la notoriété de la marque s’ancrait ainsi dès le plus jeune âge.

Ces buvards, souvent très colorés et illustrés, sont des documents sociologiques de premier ordre sur le système éducatif, les loisirs de la jeunesse et des stratégies marketing aujourd’hui impensables. »

 


Cendriers – Vide Poche

« Le cendrier publicitaire connaît son âge d’or durant l’entre-deux-guerres, en parallèle de l’essor de la cigarette et de la vie sociale des « Années Folles ». Les pièces de style Art Déco de votre collection illustrent la manière dont Bardinet a su positionner Negrita comme une marque moderne et en phase avec les courants artistiques de son temps. Les formes deviennent plus géométriques, la typographie plus stylisée. L’icône Negrita, fixée par des artistes comme Max Camis, y est souvent représentée de manière élégante et graphique. Plus qu’un simple réceptacle, le cendrier est un objet de convivialité qui place la marque au centre de la table et des discussions. »


Courriers – Factures – Timbres

« Cette catégorie est d’un très grand intérêt historique. Contrairement aux objets publicitaires, ces documents n’étaient pas conçus pour séduire, mais pour fonctionner. Un papier à en-tête, une facture, une note interne sont des traces directes et non filtrées de la vie de l’entreprise.

Ils nous renseignent sur la charte graphique officielle, les adresses, les relations commerciales, la typographie utilisée… Les étiquettes non collées, quant à elles, sont fascinantes car elles montrent l’objet publicitaire avant son application, dans sa forme la plus pure. »